mardi 29 décembre 2009

En famille

La soupe aux choux de grand-mère, un événement.
Grand-père se déchaussait le premier : cors, durillons, oeils de perdrix, quelques poils blancs. Il riait, agitait les orteils- les vieux sont joueurs- remontait le bas de son bleu de travail- on ne lui connaissait pas d’autre accoutrement- trempait le doigt dans la marmite. Vérifions la température du bouillon. Trop chaud c’est pas bon pour mes varices.
On l’aidait à se hisser sur le banc, puis sur la table paysanne de bois brut poli par le temps comme il se doit dans les illustrations de bouquins pour gamins, une manière de leur apprendre l’histoire des classes populaires.
Grand-père aimait les soupes de sa femme. Il levait le pied droit, soutenu par sa descendance, le plongeait dans la marmite, le gauche suivait vite le même chemin.
C’est qu’il avait fait la guerre dans les Aurès ; alors, la soupe vous pensez bien !
Le patriarche de son piédestal : oui, elle est assez salée. Comment un pied peut-il doser la salinité d’un liquide ? Je n’ai aucune réponse, de toute façon c’est en famille, les secrets, vous savez. Non, elle n’était pas trop grasse, l’os à moelle avait la bonne taille. Nous devinions que le pépé palpait la chose consciencieusement. Comment un pied peut-il palper, hein ? C’est un secret pour personne que les pieds palpent surtout dans les contes.
Il poussait un soupir de soulagement comme après une longue séance de massage podologique, lâchait un pet. Nous, on aimait les pets de Pépé : c’est pas un vice quand même !
Enfin il redescendait sur la terre battue, eh ! Pauvre terre ! C’était le tour d’oncle Hubert.
Il ne s’asseyait pas sur le tabouret à trois pattes placé dans la marmite. Debout, ses fesses de gendarme pointant. Son regard bleu ne mentait pas ; il fixait par la fenêtre les terres de l’héritage. Il jouissait du glissement des poireaux entre ses orteils et nous en avisait. Ca lui rappelait les algues à marée basse du côté de St Valérie-en-Caux.
Ma grande sœur Berthe, prenait la relève, son missel-mi-raisin, à la main. Droite comme une sainte médiévale, elle gravissait le banc, la table. Sa tête ignorait ce que trafiquaient ses panards. Avec un prénom pareil, on ne peut avoir que des panards, même si ce n’est pas élégant pour une future sainte d’en avoir de si grands.
Je souhaitais furieusement, follement, violemment que mon étourdie de sœur renversât le faitout. Je savais, hélas, de quelle extrême attention sont capables les distraits. Quant aux distraites…
C’était mon tour. Je n’étais pas bien vieille et si timide. Alors monter sur les planches même en famille me fichait la chamade. Je chougnais bien que je susse l’inutilité de mes larmes. Oh ! La grande fille pas courageuse ! Oh la brailloux !
On me juchait de force parmi les couverts. Le bouillon m’arrivait au bas des cuisses. C’était gluant et doux, ça sentait le laurier. Je fermais les yeux toujours et je chantais.
Qui aurait supporté tant d’appétit dans leurs yeux de loups ?

Marie Treize

1 commentaire:

  1. Inattendu et très amusant, ce billet de Marie Treize.

    Bonnes fêtes et Meilleurs Voeux 2010.

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